Interview de Martin Grandjean, historien à l'Université de Lausanne

Publié le 10 septembre 2012
Martin Grandjean, historien à l'Université de Lausanne, nous accorde une interview afin d'évoquer son utilisation de Wikipédia notamment dans son travail de recherche.

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Cet article est une interview accordée par Martin Grandjean
à Ludovic Péron, le 10 septembre 2012.


Dans cette interview, les liens internes redirigent vers des articles de Wikipédia.
Les questions et les réponses n'engagent que les protagonistes.
Martin Grandjean

Interview

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Ludovic Péron : Bonjour M. Grandjean, merci de nous accorder cette interview ici à l'Université de Lausanne, dans votre lieu de travail.
Martin Grandjean : Bonjour.
Ludovic Péron : Pouvez-vous vous présenter ?
Martin Grandjean : Bonjour. Je m'appelle Martin Grandjean, j'ai 25 ans et je suis responsable de recherche à l'Université de Lausanne. Mon travail consiste à éditer des manuscrits d'auteurs suisses-romands. En ce moment, je travaille particulièrement sur le journal intime d'un auteur qui y raconte la première Guerre mondiale. Le but est de publier ce texte. Vu le sujet, cela demande beaucoup de références ou de vérifications historiques pour contextualiser les faits décrits dans le journal.

Plus généralement, je m'intéresse aux réseaux d'intellectuels dans l'entre-deux guerres, en particulier comment circule l'information entre les chercheurs, enseignants, professeurs,... Français et Allemands. La première Guerre Mondiale a en effet été un frein aux échanges d'informations en Europe de l'Ouest. J'étudie plus particulièrement comment a fait la Suisse, qui se veut un lieu d'échange, pour tenter de contourner les difficultés de communication, par exemple en invitant des scientifiques français et allemands à venir dialoguer en Suisse. Je suis par ailleurs président d'une section du parti socialiste vaudois et conseiller communal de Leysin.

Ludovic Péron : Utilisez-vous Wikipédia dans un cadre professionnel, vos recherches universitaires ?
Martin Grandjean : J'utilise beaucoup Wikipédia. Dans mon travail d'édition, j'ai besoin d'identifier une très grande masse d'évènements et de personnes avec lesquels l'auteur que j'étudie entre en relation. Dans un premier temps, il s'agit de rapidement vérifier l'orthographe de telle personnalité mentionnée dans ses carnets intimes, de vérifier si la personne a bien vécu là à ce moment-ci. Je cherche une biographie succincte me permettant de vérifier ce que je trouve dans ces carnets. Idem pour les évènements ; mon auteur évoque telle bataille, tel front qui avance ou qui recule, telles pertes humaines ; j'ai besoin de corroborer tout cela. Wikipédia me permet de confirmer ce que je lis ou de me signaler qu'il faut que je pousse un peu plus loin la recherche sur ce point précis. En général, Wikipédia est une porte d'entrée qui me permet d'économiser du temps de recherche dans des encyclopédies traditionnelles. Wikipédia permet de circonscrire les informations, de faire le tri. Ca me permet de préparer mon futur travail de documentation éditoriale.

Evidement que je ne vais pas pouvoir utiliser Wikipédia comme source de référence, mais cette première recherche me permet d'évaluer quels sont mes besoins documentaires et où chercher. Par la suite, je vais chercher mes informations dans des ouvrages de référence comme les dictionnaires militaires ou le Dictionnaire Historique de la Suisse. Wikipédia m'est là aussi utile, puisqu'elle référence ces ouvrages et me permet donc de trouver les articles plus facilement.

Ludovic Péron : Et l'information que vous y trouvez, vous la jugez fiable ?
Martin Grandjean : Je suis assez content de Wikipédia dans mon domaine. Je trouve que les sujets historiques sont bien traités, mieux que certains autres. J'ai l'impression de trouver une assez grande fiabilité dans ces sujets-là, je les tiens en assez bonne estime ; mais il est clair que je ne prends pas l'information donnée pour argent comptant. Wikipédia n'est pas suffisante, mais dans mon travail d'édition, s'il faut juste vérifier un détail, alors Wikipédia est utile : si cela correspond bien à ce que me dit mon auteur dans son texte, je n'ai pas besoin d'aller chercher plus loin.
Ludovic Péron : Quelles versions de Wikipédia utilisez-vous ?
Martin Grandjean : Comme je vous l'ai dit, je travaille sur un auteur évoquant le front français de la Première Guerre mondiale. J'utilise la version francophone parce que c'est la mieux documentée sur ce sujet. Mais j'utilise aussi la version germanophone (ou anglophone) pour me documenter sur les relations franco-allemandes.

ou pour avoir accès à de la littérature secondaire. Sur Google, je peux trouver cette littérature en français. En revanche, en allemand je maitrise moins les mots clés. Or je trouve tout cela dans les sources ou la bibliographie des articles de la Wikipédia germanophone.

Ludovic Péron : Avez-vous trouvé de grandes différences de qualité dans des articles qui sont présents dans plusieurs langues ?
Martin Grandjean : En fait, de façon surprenante, non. Sur un sujet qui me concerne, le philosophe Heidegger qui a participé aux congrès que j'étudie, on s'attend à trouver des contenus d'articles assez différents entre les versions francophones et germanophones. Il y a un très fort préjugé chez les francophones à son égard parce qu'il est considéré comme quelqu'un ayant appartenu au National Socialisme. Sa biographie sur la version francophone pourrait donc contenir un paragraphe qui traite de son implication dans le nazisme plus virulent que celui de la version germanophone où les contributeurs mettraient plus l'accent sur sa contribution philosophique. En réalité, les deux versions ont bien fait la part des choses sur l'implication de Heidegger dans le nazisme, même si on observe que la version allemande est très clairement mieux documentée que son homologue francophone. On sait que, pour finir, Heidegger s'est distancé de ses positions nazies, même avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Il reste intéressant de comparer les versions des articles et voir que tel ou tel contributeur avait un préjugé sur le sujet en rédigeant.

Il y a des choses très étonnantes. L'article sur Leysin, le village dans lequel je suis engagé politiquement, est quatre fois plus long dans la version anglophone qu'en français. Tout simplement parce qu'il y a des écoles internationales et que des américains ont beaucoup contribué à cet article-là. On trouve plein d'informations dans la version anglophone qu'on ne trouve pas dans la francophone. C'est extrêmement intéressant de voir pourquoi on écrit quoi et dans quelle langue. Finalement, les articles les plus complets ne sont pas forcément les articles de la langue originale.

Ludovic Péron : Utilisez-vous ce degré de lecture pour comprendre le contenu et la vie de l'article, d'où il vient, comment est-il né, comment il a été rédigé ?
Martin Grandjean : Quand je lis un article, j'aime bien voir si telle partie est autonome du reste de l'article ou pas. J'aime savoir si tel ou tel paragraphe fait partie d'un concept rédactionnel global ou il s'agit juste d'une partie rajoutée après un travail rédactionnel antérieur.
Ludovic Péron : Vous utilisez donc les historiques, les pages de discussions et les bandeaux des articles pour mieux comprendre ce que vous lisez ?
Martin Grandjean :

Plutôt l'historique, à dire vrai. Je regarde assez peu les pages de discussions. Simplement parce que j'ai peur que cela attise trop ma curiosité, et que donc je finisse pas y passer énormément de temps

Ludovic Péron : Dans quelle mesure peut-on comparer la rédaction d'un article Wikipédia avec un travail de recherche ?
Martin Grandjean :

La différence fondamentale, c'est que sur Wikipédia on cherche une neutralité de ton. Or un travail de recherche neutre, c'est pour moi un travail raté: dans un travail de recherche, on va justement défendre un point de vue.

Dans mon travail de recherche, je vais apporter quelque chose de nouveau, pas forcément politiquement correct . Par exemple, si je contribue à un article wikipédien sur la Première Guerre mondiale en y ajoutant un paragraphe sur une nouvelle interprétation marginale d'un événement, je vais me faire censurer, on va me dire que ce n'est pas neutre, que c'est un parti pris. L'intérêt de la recherche est justement défendre un parti pris, un axe de recherche, contrairement à une encyclopédie. En revanche, une fois que cette recherche-là aura été canonisée, elle pourra être introduite sur Wikipédia.

Au niveau de la recherche documentaire, il y a une première étape proche de la contribution sur Wikipédia. Mais là encore, je vais chercher de la documentation que je vais moi-même articuler pour qu'elle ait un intérêt. A contrario, sur Wikipédia, on va chercher des sources qui documentent sans s'impliquer.

Ludovic Péron : Vous évoquez ici la neutralité du contenu comme un but pour Wikipédia, mais il y a quelques minutes vous évoquiez Heidegger et les contenus différents et orientés selon les langues. C'est donc un échec de la part de Wikipédia ?
Martin Grandjean : L'idéal de neutralité est est en adéquation avec tout projet encyclopédique. Mais on doit être absolument conscient du fait que ce n'est qu'un idéal. Récemment il y a eu un travail que nous avons évoqué sur Pegasus Data (ndlr : plateforme animée en partie par Martin Grandjean évoquant les humanités numériques). Un informaticien a repris tous les articles des philosophes de la version anglophone de Wikipédia en analysant les mentions : a influencé, a été influencé par. Il a fait un graphique de toutes ces relations grâce auquel (même si ce n'était pas son but premier) on se rend compte que certains domaines de la philosophie sont beaucoup plus référencés que d'autres (lien web vers l'analyse en question).

Cette surreprésentation de certains domaine n'est pas volontaire, elle est simplement due au fait que les contributeurs anglophones connaissaient beaucoup mieux la philosophie analytique américaine que la philosophie arabe, par exemple. C'est une entorse à la neutralité tout à fait évidente et tout à fait naturelle. Wikipédia est construite par des être humains qui y induisent de la subjectivité.

Ludovic Péron : Vous pensez donc que la neutralité sur ce type de sujet est utopique ?
Martin Grandjean : Non. Il faut être pragmatique : Il faut viser la neutralité, en particulier lorsqu'on écrit un article. Mais comme utilisateur, on doit être conscient que ce sont simplement des personnes qui l'ont écrite et qu'il faut lire les articles avec un esprit critique.

Wikipédia n'est pas la seule : toutes les encyclopédies ont été rédigées par des personnes qui avaient un avis propre. Diderot et d'Alembert avaient aussi quelque chose à défendre quand ils ont écrit leur encyclopédie.

Ludovic Péron : Et sur des ouvrages contemporains, vous feriez aussi cette critique ? Je pense au DHS (dictionnaire historique de la Suisse) par exemple.
Martin Grandjean :

Tout-à-fait, le DHS est également le fruit du travail de nombreuses personnes. La différence, c'est qu'au pied des articles du DHS, il y a le nom de la personne qui a rédigé l'article. Je lis un article, je vois que c'est tel(le) historien(e) qui l'a écrit. Je sais qu'il/elle fait partie de telle tendance/tradition, qui a travaillé avec telle personne, etc. Je peux donc cerner quelle approche de l'histoire a l'auteur de l'article. Cela n'empêche pas que l'information présente dans l'article soit intéressante et pertinente.

Ludovic Péron : Pour vous c'est donc un manque de ne pas connaitre les auteurs d'un article Wikipédia ?
Martin Grandjean : Oui. pour moi il y a beaucoup de personnes qui contribuent sur Wikipédia et y défendent une opinion.

On peut tout à fait imaginer que tel ou tel secrétariat d'un parti politique se mette à documenter les biographies de tous ses conseillers nationaux, ce qui va rendre les biographies des membres de ce parti beaucoup plus crédibles. Les articles seront certainement plus visités parce qu'il aura plus de liens. Ici on aurait une façon politique d'utiliser Wikipédia, mais on peut imaginer d'autres usages encore plus nocifs, commerciaux par exemple.

Ludovic Péron : Et vous dans vos engagements politiques, vous utilisez Wikipédia ?
Martin Grandjean : Non, les thématiques abordées, qui nécessitent une forte instantanéité, ne sont pas directement exploitables avec Wikipédia. Je n'utilise pas Wikipédia pour me documenter à ce niveau. Par exemple, ce n'est pas sur Wikipédia que je vais trouver les informations qu'il me faut sur la thématique du logement en Suisse romande.

Par contre, ce que je trouve toujours intéressant, c'est de regarder le nombre de vues des articles de tel ou tel candidat lors d'élections. J'ai fait cela pour les dernières élections fédérales et c'était très intéressant de voir, dans le contexte vaudois, que l'article Géraldine Savary était très visité, mais que celui d'Isabelle Chevalley, qui est une politicienne moins connue que la première, ne l'étais pas moins ! Je pense d'ailleurs que, n'étant une politicienne de premier rang mais bénéficiant d'une présence médiatique importante, les gens sont venus lire son article sur Wikipédia pour en savoir plus.

Ludovic Péron : Et dans vos hobbies, vous utilisez comment Wikipédia ?
Martin Grandjean : Pour les hobbies, c'est plus une utilisation de contributeur. Je vois l'article sur tel auteur évoqué par un collègue à l'université, je vais aller compléter sa page Wikipédia. Ca m'arrive de temps en temps. Je trouve intéressant d'ajouter les chaînons manquants dans les articles.

Une utilisation que j'aimerais bien pouvoir faire, ce sont ces concours dans lesquels on donne une page de départ et une page d'arrivée avec comme mission d'aller de l'un à l'autre en utilisant le moins de liens possible. Je trouve cela très intéressant au niveau de l'étude du parcours de l'information, de son organisation en réseau.

Ludovic Péron : Et les autres projets Wikimédia, vous les connaissez, vous les utilisez ?
Martin Grandjean : Le dictionnaire je l'utilise de temps en temps pour des questions orthographiques, en particulier étymologiques.

Les autres projets, je les connais mais sans les utiliser.

Ludovic Péron : Très bien et merci pour cette interview. Au revoir.
Martin Grandjean : Au plaisir.

Lien externe

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  • Pegasus data project, plateforme dédiée aux humanités digitales, projet animé par Martin Grandjean