Wikimedia : Vous avez reçu hier la médaille de la ville de Nantes, et à cette occasion, on vous a vu très ému. Voici onze ans que vous présidez les Utopiales, pourquoi arrêter cette année ?
Pierre Bordage : En fait, cela fait deux ou trois ans que je voulais arrêter, mais il a été difficile de trouver une figure de proue pour me remplacer. Ils souhaitaient quelqu'un de la région [Nantes] mais n'ont pas trouvé, d'où l'appel à
Roland Lehoucq. Je voulais arrêter par effet de lassitude, et parce que je pense qu'il est intéressant d'avoir des têtes nouvelles et des idées nouvelles sur ce festival.
Wikimedia : Pourtant les visiteurs des Utopiales vous aiment beaucoup, hier pendant votre discours [après la remise de la médaille], tous vous ont applaudi...
Pierre Bordage : Ils ont été très gentils et je les aime beaucoup aussi, mais l'organisation d'un festival demande du temps et de l'énergie, cela me désorganise au niveau de mon travail. Je voudrais me recentrer sur les romans. Je n'aime pas les honneurs, ni les discours sur une estrade avec des officiels. Hier soir, le discours que l'on m'a demandé était tellement imprévu que je n'avais rien préparé. Je l'ai fait car, comme je l'ai dit hier, je voulais rendre ce que la ville m'a donné. Onze ans, c'est bien, un mandat dure normalement cinq ans, j'en ai fait un peu plus de deux [rires]. J’arrête pour toutes sortes de raisons, et pour donner un nouvel élan au festival... Roland Lehoucq va apporter un gros carnet d'adresses scientifiques et médiatiques. J'ai été très content de présider les Utopiales, mais l'arrêt de cette présidence est une décision que j'ai prise voici plusieurs années.
Wikimedia : Concernant le cinquième tome du
Panca...
Pierre Bordage : Voilà l'une des raisons pour lesquelles j’arrête de présider les Utopiales. Beaucoup de lecteurs sont déçus car la sortie du cinquième tome avait été annoncée en novembre, il va être reporté en mars. Je veux arrêter de repousser les sorties des livres, mon métier est auteur, et je le dois au lecteur. C'est déjà difficile d'attendre entre chaque tome d'une série, c'est encore plus désagréable d'en retarder. Je déteste être obligé de déprogrammer un livre, et je ne veux plus que cela arrive. La démission de la présidence est une mesure en ce sens, pour récupérer mon temps. On m'a posé énormément de questions sur ce tome cinq aujourd'hui, les lecteurs m'ont presque agressé ! [rires]
Wikimedia : Votre festival est consacré à la science-fiction à l'origine, mais il y a beaucoup d'auteurs de
fantasy et de livres fantasy dans votre librairie. Il semblerait que les festivals de science-fiction s'ouvrent de plus en plus à la fantasy, alors qu'au contraire les festivals fantasy laissent de plus en plus de place à la
bit-lit. Qu'en pensez-vous ?
Pierre Bordage : La science-fiction est en récession, c'est évident. Il y a de moins en moins de collections de science-fiction, de moins en moins d'éditeurs, de moins en moins d'auteurs, beaucoup vont faire de la fantasy et de la bit-lit. Je pense que cette évolution n'est pas définitive ni figée, elle est liée à notre époque et à ses inquiétudes pour le futur. Peut-être que les lecteurs se réfugient dans des littératures plus archétypales, la fantasy et la bit-lit ont des figures éternelles. La S.F., avec son côté « avertissement » qui sonne l'alarme, ajoute de la peur à la peur. Ce n'est peut-être pas l'explication, mais on constate que la S.F. fonctionne très bien dans les moments économiquement stables. En ce moment, la société elle-même vacille [la Grèce, l'Euro, la mondialisation rampante...] et nous perdons les repères traditionnels que sont le pays et les frontières. Les lecteurs ont peut-être envie de divertissements. Si nous connaissons une période de stabilisation économique, la S.F. repartira, sans doutes. Le genre est très subtil, il réunit bien des aspects que les autres genres n'ont pas, comme la réflexion philosophique. Je continue à en écrire parce que la S.F. m'intéresse, je fais aussi de la fantasy, mais je ne ferai jamais de bit-lit. Le fantastique m'intéresse peu, il est de l'ordre du sacré, à mon avis. Peut-être que l'attrait récent pour ce genre est lié à un retour au sacré, à la religion. Le seul genre de S.F. qui marche assez bien en ce moment, c'est l'
uchronie.
Wikimedia : Pensez-vous que le
Steampunk soit un genre qui a de l’avenir ?
Pierre Bordage : Je suis assez partagé sur le Steampunk. C'est peut-être le même phénomène que le
Cyberpunk, qui est un genre assez moribond maintenant. Il est lié à une esthétique XIX
e qui m'intéresse peu. Je n'en sais rien, le temps donnera la réponse.
Wikimedia : Vous avez écrit deux scénarios pour le cinéma, comptez-vous en faire d'autres ?
Pierre Bordage : Je suis très refroidi par rapport à cette expérience dans l'audiovisuel, car contrairement au roman, ce n'est pas libre. Dès que vous mettez une ligne de scénario, le producteur vous demande combien ça va coûter. L'audiovisuel est très restrictif, il faut toujours tenir compte de la faisabilité. Quand j'ai écrit
Dante 01 avec
Marc Caro, ce n'était pas notre projet de départ, celui-ci s'appelait
Mantasmes et parlait de clonage dans l'espace. Le producteur nous a dit que cela coûterait trop cher pour le potentiel commercial, nous avons dû nous plier à ses exigences, à savoir écrire un huis-clos dans une station spatiale avec un nombre de personnages restreint, et un décor unique quasiment. Même cela ne suffisait pas : nous avions un budget de trois millions d'euros alors qu'un film américain en a huit.
Mantasmes ressemble énormément à
Moon, qui est sorti après, nous ne pouvons donc plus réaliser notre projet. Dante 01 n'a pas pu être mené à bout car des séquences ont sauté pour des raisons de budget, la fin n'est pas celle que nous avions écrit.
Pour Eden Log, je n'ai été que conseiller sur le film et je ne me considère pas comme un co-scénariste, mais juste comme un intervenant. Le roman est merveilleusement libre en comparaison. Pour que je revienne à la T.V. et au cinéma, il faudrait qu'on me propose un pont d'or et qu'on me laisse une grande liberté. Beaucoup de projets s'arrêtent dans l'audiovisuel après une suite sans fin de réunions. Les professionnels de la T.V. réclament des fictions différentes, mais paradoxalement dès qu'on leur en propose, ils mettent tout de suite des barrières.
Wikimedia : Vous avez amené un certain nombre de lecteurs qui ne connaissaient pas la science-fiction à en lire...
Pierre Bordage : Il y a des préjugés contre la S.F., typiquement c'est « robots, extraterrestres et rayons lasers dans l'espace ». Dès que l'on méconnait un genre, on compense par des préjugés. Sur les salons littéraires généralistes, souvent les visiteurs qui voient les couvertures de mes livres font un grand détour, comme s'il y avait des miasmes contagieux ! Il faut de la curiosité... j'ai reçu un prix d'un comité d'entreprises pour
Porteurs d'Âmes, je les ai rencontrés, et ils me disaient « le livre n'aurait pas été présenté à ce prix, jamais on ne l'aurait lu, c'est dommage car on serait passés à côté de quelque chose ». Nous autres auteurs avons un effort à faire, il faut écrire pour les personnes qui ne connaissent pas le genre S.F. Je ne suis pas un auteur « hard-science », je me place à un niveau en dessous, plus populaire, en essayant de poser des passerelles pour tous les lecteurs. Ce que pense le milieu de mes ouvrages, c'est autre chose. Ils sont parfois blessants, mais cela ne me touche pas.
Wikimedia : Quelle est votre vision de la politique dans vos écrits ? Car à chaque fois, le pouvoir politique est présenté comme corrompu...
Pierre Bordage : Je n'ai pas vraiment de vision politique, ce que je souhaite en tant que citoyen, c'est voir le monde politique au service de la population. Au moins un minimum, les hommes politiques ont des comptes à rendre. Je suis plutôt à gauche pour le partage, je pense que le
libéralisme est une impasse totale, et qu'il faut porter de l’intérêt à la population. Ce n'est pas ce que je vois actuellement, mais ça ne m'empêche pas de voter. Le paysage politique prend une très mauvaise tournure, on se dirige vers des émeutes de la faim, les plus faibles sont sur la carreau avec le libéralisme. Je pense que les hommes politiques devraient anticiper ce genre d’événement au lieu de creuser les inégalités. J'aime beaucoup cette parole du Christ, si je ne devais en retenir qu'une : « Ce que vous faites au plus petit d'entre vous c'est à moi que vous le faites ». Les hommes politiques devraient y penser. Ma vision politique rejoint celle de la religion. Je me suis intéressé aux personnes qui vivent dans les marges.
Wikimedia : D'où vient votre vision de la spiritualité ? De lectures ou d'expériences personnelles ?
Pierre Bordage : D'expériences personnelles surtout. Quand j'étais enfant, j'avais des sortes d'élan mystiques, d'états de grâce très particuliers que j'ai confondu avec la
religion catholique. Après quatre ans de petit séminaire qui ont tué tout élan spirituel en moi, je devais devenir un bon petit soldat du Christ véhiculant des dogmes, et ce n'est pas du tout ce que je cherchais. J'ai fait un voyage en Inde à 20 ans, et ce pays m'a réconcilié avec l'aspiration spirituelle. Une partie de mon travail consiste à distinguer la spiritualité de la religion, qui est l'anti-spiritualité, en fait. Je considère que tout système de pensée écrasant fait perdre la liberté intérieure, je pratique la
méditation, et à mon avis, personne d'autre que nous-même ne peut avoir une expérience de ce genre. C'est d'ailleurs très difficile à communiquer et à partager. Dès que quelqu'un veut partager une expérience ou l'imposer, ça créé une religion. L'expérience va être matérialisée, transformée en mots, et l'autre ne l'a pas ressentie. Une personne qui a vécu une expérience spirituelle va la transmettre au monde, et le monde, qui ne l'a pas expérimentée, va la récupérer, créer un système de pensée puis une religion, et avec elle un système de dogmes.
Wikimedia : Vous en parlez dans
Orcheron, je crois. Je n'ai pas aimé ce livre pour lui-même, mais après réflexion, sa deuxième lecture est très intéressante.
Pierre Bordage : C'est un livre qui n'est pas aimé, Orcheron. Les gens attendaient une suite d'
Abzalon, et je leur ai proposé complètement autre chose : la vision, mille ans après, de ceux qui n'avaient pas expérimenté ce qui est raconté dans Abzalon. La matérialisation d'expériences passées qui deviennent des mythes. La réaction des lecteurs m'a fait abandonner l'idée de poursuivre cette série, même par mon propre éditeur, l'accueil d'Orcheron a été froid. Je voulais vraiment faire une longue série, avec des sauts de mille ans en mille ans, un peu comme si j'écrivais la Bible de la genèse à l'Apocalypse [rires].
Wikimedia : Vous avez eu un parcours très éclectique, avant de devenir écrivain?
Pierre Bordage : Oui. Après mes études de lettre, qui ne m'ont servies à rien, et puisque je ne voulais pas être prof, j'ai monté une librairie à Paris, dans le XIV
e, pendant deux ans et demi. Puis j'ai vendu des produits financiers, et je suis parti dans le
Gers, pour créer un village idéal. Cette expérience était vouée à l'échec, j'ai parcouru des foires et des salons dans toute la France à ce moment là, sur les routes avec ma femme et mes enfants. Je suis revenu dans le Gers, et j'y ai écrit
les Guerriers du Silence en six mois. C'était une époque où je ne faisais qu'écrire. Quand j'ai envoyé le manuscrit, personne n'en a voulu, la S.F. française était sinistrée. De retour en région parisienne, j'ai vendu en porte-à-porte pendant trois mois. Il m'est arrivé des expériences « complètement délirantes », j'en ai d'ailleurs tiré un scénario, qui s'appelle
Secteur d'Enfer. Ensuite, une société de jouets ma embauché comme commercial pour un grossiste pendant trois ans. Une autre histoire incroyable m'est arrivé, car un ami a demandé à ma femme d'écrire un article sur le golf, elle ne savait pas quoi y dire, et elle m'a demandé de le rédiger à sa place. J'ai été embauché comme journaliste sportif grâce à cet article, mais le golf est un sport que je n'ai jamais pratiqué. Je suis devenu journaliste multifonction, et le groupe a fait faillite. Mais à ce moment là, huit ans après la rédaction de mon manuscrit, j'ai appris que
Les Guerriers du Silence était publié. Depuis 1993, je suis écrivain.